LES ÉTRANGERS DANS LA MAISON
Notre époque a des airs de déjà vu et de cette familiarité étrange (1) nait une inquiétude que pourtant aucune menace précise ne justifie clairement.
Ainsi, comment ne pas voir dans la crise financière et économique actuelle, l’écho de celle d’avant-guerre : mêmes dégâts sociaux et politiques, mêmes déshérences idéologiques, même impuissance politique, mêmes erreurs sur les remèdes et le choix des médecins. Même acharnement à faire le contraire de ce qu’il faudrait faire. Mêmes menaces de destructions à l’horizon.
« Aujourd’hui, la seule raison de vivre des classes dirigeantes, écrivait Bernard Maris (2) paraît être l’accumulation pour l’accumulation, l’argent pour l’argent, la productivité pour la productivité, la vitesse pour la vitesse…Pour quoi, au fait…Le message de Keynes sonne comme un tintement de clochette dans le fracas du périphérique. »
Jusqu’au 7 janvier 2015, Bernard Maris n’a cessé d’agiter sa clochette keynésienne, sans plus d’effets que son illustre modèle. Si depuis son assassinat, le grand public connaît ses liens avec Charlie Hebdo (3), que sait- il de plus de ses critiques de notre système économique et de la gestion de la crise ? (4) Le rabot médiatique est passé par là.
« Quel économiste aujourd’hui pense à la cité ? Aucun. Tous ont l’œil rivé sur le PIB, triste Moloch, qui mastique aussi bien des gaz d’échappement que des kilos de nourriture ?» interrogeait Bernard Maris dans l’ouvrage cité.
Qui, à part les élus locaux et les travailleurs sociaux directement concernés, à part quelques policiers, s’intéresse, autrement qu’en passant ou sous le choc d’une actualité traumatisante, aux fissures de la Cité ?
« La République, (Pour les jeunes des banlieues), explique le président du club de foot Lyon-Duchère, c'est une chimère. On a trop délaissé ces zones, pendant des années. À l'école d'abord, en livrant de jeunes profs sans expérience à des gamins aguerris à la turbulence... L'interprétation des attentats a été tout autre dans ces quartiers. J'ai réuni une quarantaine de gamins de 13 à 16 ans dans mon club, j'ai été abasourdi par ce que j'ai entendu. Ils n'ont pas été informés par les journaux, mais par les réseaux sociaux, c'est la seule source accessible pour eux et ils croient que c'est la vérité. La théorie du complot, j'ai pris ça en pleine gueule. Surtout, ils ne voyaient pas la mort de dix-sept personnes, mais l'acte de bravoure de ceux tombés les armes à la main. Ils ont de l'admiration pour ces gars-là, ils trouvent qu'ils leur ressemblent. Eux sont en quête de reconnaissance et croient qu'en mourant les armes à la main, on peut y arriver… »
« Comme on ne leur enseigne plus nos valeurs, d'autres prennent la place, et ça marche, car ils sont en quête de quelque chose. La radicalisation religieuse, c'est une conséquence, cela fait partie du repli sur soi. Ces jeunes, ils connaissent leur quartier et ce que disent leurs copains, c'est tout. On est en vase clos. Et tant qu'il n'y avait pas de problèmes, ça arrangeait tout le monde. » (5)
Elargir la focale permet de constater que le malaise n’est pas seulement celui « des banlieues », ni même celui de la « France périphérique ». Le problème c’est celui de la cité toute entière, la question celle du « vivre ensemble », des raisons du « vivre ensemble » et de leur transmission dans un système qui entend réduire au strict minimum la sphère publique : Etat, collectivités locales, terreau du sentiment d’appartenance et de la force des peuples libres pour reprendre l’expression de Tocqueville. Un système qui entend tout soumettre aux règles du marché et réduire le lien social à une forme d’échange marchand ; un système qui sape la confiance dans nos institutions politiques nationales et locales pour instituer la concurrence libre et non faussée en régulateur dominant de la société ne fabrique pas des semblables mais des « atomes sociaux » étrangers les uns aux autres.
En 1942, Henri Decoin met en scène le roman de Georges Simenon « Les étrangers dans la maison », paru deux ans plus tôt. Raimu y interprète le rôle d’un avocat autrefois célèbre, Hector Loursat, tombé dans la déchéance et l’ivrognerie, brouillé avec sa fille dont il se désintéresse et qui, dans un sursaut de dignité, reprend du service, sauve l’amant de sa fille accusé d’un meurtre commis dans sa propre maison. Le vrai coupable, confondu devant la Cour, est un autre membre de la bande de jeunes à laquelle tous appartiennent.
L’intérêt du film, ne tient ni à son scénario, ni à sa critique sociale aujourd’hui désuète, ni au jeu des acteurs, même si la plaidoirie de Raimu qui vaut le détour. Le vrai thème du film, résumé par son titre - « Les étrangers dans la maison »- c’est le vide qui s’est progressivement insinué, entre les générations. Devenus des étrangers pour leurs parents, les enfants remplissent ce vide de fictions cinématographiques – on dirait aujourd’hui en zonant sur les réseaux sociaux- puis par la délinquance, autrement plus attrayante que les leçons de morale. « De spectateurs, ils devenaient des acteurs et ils se sont couverts de sang » résume Loursat avant d’accuser les parents d’une cécité qui les arrangeait… tant qu’il n’y avait pas de problèmes.
Un système qui fabrique des étrangers dans la maison République est en grand péril.
Là est notre défit collectif. Et ce ne sont ni quelques mesures de circonstance à prix cassé, ni la prédication institutionnelle ou médiatique qui suffiront à le relever.
Notes
1- Freud avait déjà relevé l’« inquiétante étrangeté » de certains rêves ou situations suscitant l’impression du « déjà vu », de revivre, comme en décalé, un moment déjà vécu.
2- « Keynes ou l’économiste citoyen »
3- Bernard Maris figure parmi les créateurs et les collaborateurs réguliers de Charlie Hebdo.
4-Il était notamment partisan d’une sortie de la France de la zone euro telle qu’elle fonctionne.
5- Le Point 17/01/2015. |