Bouvard, Pécuchet et le développement durable (février 2003)
Ce jour là Pécuchet, quand il revint du bourg, avait l’air encore plus sérieux que d’habitude, il était pensif. Rencontrant le Maire par hasard, il en avait profité pour lui poser la question qui lui trottait dans la tête depuis que Bouvard et lui avaient formé le projet d’agrandir la maison : quelles démarches administratives devaient-ils entreprendre et qu’étaient-ils autorisés à faire ?
Le Maire avait facilement répondu à la première partie de la question; sur la seconde il était resté évasif.
De son discours embrouillé, Pécuchet avait retenu que la commune transformait actuellement son POS en PLU, ce qui supposait l’élaboration préalable d’un SCOT (Schéma de Cohérence Territorial), suspendu lui-même à la définition d’un PADD (Projet d’Aménagement et de Développement Durable). Selon le premier magistrat communal, si les élus chargés de cette mission, croyaient savoir ce qu’était un «projet d’aménagement», ils n’arrivaient pas à tomber d’accord sur ce que pouvait bien signifier «développement durable».
Pas de PADD, donc pas de SCOT, donc pas de PLU et donc incertitude sur les possibilités de construire en zone naturelle où, précisément, se situait la retraite des deux amis. Le Maire n’avait pas dit que le projet de Bouvard et Pécuchet n’était pas réalisable, simplement qu’il ne pouvait encore rien dire.
«Ces élus ruraux sont bien crottés», déclara Bouvard qui aimait à juger de loin la chose publique ! « Quand on ne connaît pas le sens d’un mot, on prend le dictionnaire ». Il saisit donc le « Petit Robert », toujours à portée de main.
«Développement» renvoyait aux notions de «déploiement», de «croissance», de «progrès» et «durable» à celles de «stabilité», de «permanence», de «solidité».
Qu’un «progrès» puisse être «permanent» ne posait pas de problème; n’était-ce pas ce que l’on observait et le ressort même de la modernité ?
Qu’il puisse être « stable » était plus douteux et franchement problématique qu’on puisse se régler là-dessus pour proposer un agrandissement «durable» de la maison.
Le «Petit Robert» manifestement insuffisant, ils eurent recours à Internet, à ses moteurs et méta moteurs de recherche.
Le bon sens voulant qu’ils commencent par le commencement, ils s’enquirent de l’origine de l’expression «développement durable».
Pécuchet, après beaucoup de déboires, trouva qu’elle était apparue pour la première fois en 1987, en anglais, dans un rapport nord américain. « sustainable developpement » avait donné en québécois «développement soutenable», et «développement durable» en français. «Le développement soutenable» était défini, dans le désormais immortel rapport Bruntland, comme «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs.».
A l’évidence, l’agrandissement de la retraite des deux amis répondait à leurs besoins, sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs; n’en allait-il d’ailleurs pas de même des projets des villageois en général. Où pouvait donc être le problème et l’origine de l’embarras du Maire, homme d’ordinaire plutôt expéditif et direct dans ses propos?
Il convenait donc de pousser la recherche plus loin.
Les définitions générales n’éclairant rien, on décida de chercher des exemples de «développement durable». Là au moins, on aurait du concret.
Bouvard découvrit que le tri sélectif des emballages, qui leur coûtait fort cher depuis qu’il était devenu obligatoire, participait du «développement durable». Cela leur paru bizarre à tous les deux, dans la mesure où plus les consommateurs-contribuables triaient efficacement, plus les marchands d’emballages prospéraient, ainsi qu’ils l’observaient en suivant les cours de la bourse. Ils crurent percevoir des liens financiers entre la grande distribution et l’industrie de récupération des traces qu’elle laissait sans pouvoir en établir la preuve.
Pécuchet s’émerveilla devant «l’agriculture raisonnée». Eviter l’excès de pesticides et d’engrais, quand on pouvait s’en passer, n’était donc pas seulement une affaire de bon sens, mais aussi de «développement durable»!
Une forme de «développement durable» à laquelle ils n’auraient jamais pensé, leur fut révélée par le bulletin de juin 2002 de l’ Agence Régionale de l’Energie (ARENE) qui traînait depuis plusieurs mois. Le numéro popularisait une campagne de communication: «marchons vers l’école». Cette opération «d’incitation à la marche», inscrite «dans une dynamique internationale initiée par les pays anglo-saxons et nordiques», précisait la publication de l’ARENE: «réclame une réflexion préalable, une approche psychologique des participants et une phase de concertation». Il fallait bien, au moins, une Agence Régionale pour la conduire.
Ils tombèrent en arrêt devant le chapitre consacré au «pédibus».
«Un pédibus, ou bus pédestre, est une caravane d’enfants encadrée et conduite par des accompagnateurs. Cet ensemble suit un tracé spécifique, exactement comme un autobus classique. L’itinéraire est jalonné d’arrêts. Les enfants qui habitent les quartiers dans lesquels le circuit du bus pédestre chemine attendent aux arrêts que la caravane d’enfants passe, pour l’intégrer»
En remplaçant les piétons par des cyclistes, on obtenait un «vélobus».
Le «pédibus» et le «vélobus», pour ceux qui l’ignoreraient, sont un «mode alternatif de transport», participant du «développement durable».
Pécuchet jugea que de son temps on faisait moins d’histoire pour se rendre à l’école à pied ou en bicyclette. Il se remémora les délicieux moments de liberté qu’autorisaient ces déplacements sans les parents, toutes ces innocentes bêtises qui donnent sa saveur à l’enfance. Qu’en restait-il dans ces colonnes étroitement surveillées? Mais, pouvait-on arrêter un progrès aussi durable?
Les recherches continuèrent et les choses se compliquaient de plus en plus.
La lassitude vint.
Que peuvent bien avoir de communs ces différents avatars du «développement durable» demanda un jour Bouvard, submergé par les résultats de leurs recherches?
Pécuchet réfléchit un long moment.
«Tu vois, finit-il par lâcher, au fond, le développement durable, c’est comme l’eau tiède; il y a plusieurs façon de l’obtenir.
La première, comme pour le tri sélectif, consiste à refroidir l’eau chaude avec de l’eau froide; c’est la plus courante et tant qu’il y aura des salles de bain dans chaque appartement, il y a des chances qu’elle le demeure.
La seconde c’est le chauffage «raisonné»; on arrête de chauffer dès la bonne température obtenue.
La troisième c’est la méthode de ma grand-mère, infatigable marcheuse: laisser l’eau chauffer au soleil. Evidemment ce n’est possible que l’été et à condition de ne pas être trop pressé. Mais, je garde encore la sensation des bains de mon enfance. On aurait dit que l’eau ainsi réchauffée n’était pas la même que celle tirée de la bouilloire».
Le maire, mis au courant de leurs conclusions en fut soulagé. Au fond, «le développement durable», c’était comme pour le reste et comme toujours, affaire de présentation.
Il les rassura à son tour. Pour leur projet, qu’ils déposent leur dossier; on trouverait bien une solution durable. |