Histoire pour Noël
janvier 1990
L’histoire, pour avoir l’illusion du nouveau, ne nous condamne-t-elle pas à oublier le déjà vu ? Non, c’est le contraire qui est vrai. Les êtres, comme les peuples sans mémoire, n’ont pas non plus d’avenir. Heureusement, reste le souvenir et ses histoires.
Dans « Les Ritals », Cavanna raconte celles de sa jeunesse, celles de sa rue, juste avant la guerre. Là se retrouvaient ces immigrés italiens dont le livre tire son titre : « La rue Saint Anne et le quartier tout autour, c’est le vieux Nogent. Les français ont abandonné ses ruelles tortillées, ses enfilades de cours et de couloirs et ses caves grouillantes de rats d’égout aux Ritals. A part quelques artisans, comme M. Moreau, le bourrelier en face de chez nous, ou le tonnelier du haut de la rue, les quelques familles françaises qui se cramponnent, noyées dans les Ritals, sont des gens pauvres, ou alors des soûlards à moitié clodos qui vivent des assurances… » Le personnage essentiel, cependant, n’est pas le quartier, ses habitants hauts par la couleur et le verbe que Cavanna s’efforce de rendre dans une transcription phonétique plus vraie que nature ; ce n’est pas non plus la Mère, originaire de la Nièvre, mais le Père, Luigi, dit « Vidgeon ». Une anecdote le résume.
Maçon, naturellement, il était sur un chantier à faire du terrassement. Il lève la tête car quelqu’un est là dans la rue qui le fixe depuis un moment : « un Arabe maigre, des yeux de chien. L’Arabe lui dit « Travail » en se montrant lui-même avec ses deux mains. Papa lui dit « Fout var il patron ». L’Arabe dit « Travail » et il fait le même geste. Papa dit « Qouante qu’i vienne il patron, te le fero var ».
Et il se remet à piocher. L’homme resta là jusqu’au soir, revint le lendemain. Il n’y avait pas de travail. Il revint cependant tous les jours suivants, accostant tous ceux qui entraient ou sortaient du chantier : « Travail ».
Et puis un jour… mais repassons la parole à Cavanna :
« Le chantier se tirait. Papa rebouchait. Un de ses patrons s’amène, je sais plus lequel. Il regarde Papa, le tas de glaise, l’Arabe, il attrape une pelle, il dit à l’Arabe « Tiens ! » l’Arabe prend la pelle, sans un mot, il commence à charger les brouettes… Et voilà. L’Arabe était embauché. Il s’appelait Ahmed. Il avait attendu presque un mois, là, debout. Il savait qu’à force d’attendre, à force à force, ça vient. Quand Ahmed a touché sa première quinzaine dans le bureau, voilà qu’il y a comme une engueulade entre lui et Papa. Vivi, le fils Taravella, qui a trois ans de plus que moi et qui aide au bureau, veut savoir ce qui se passe. Il se passait qu’Ahmed voulait à toute force donner de l’argent à Papa, qu’il lui devait, il disait. Et c’est là qu’on a su que pendant tout ce mois, chaque jour, Papa donnait de quoi s’acheter à bouffer à cet Arabe aux yeux de chien. Personne n’en avait jamais rien su. Et, maintenant, l’Arabe voulait le lui rendre, « ti po’ à la fuas », sur ses paies. Mais Papa, rien à faire. C’était l’argent des travaux de jardinage qu’il faisait le dimanche, chez les sœurs et ailleurs ».
Une histoire vraie, qui pourrait faire un conte de Noël. Histoire de ne pas oublier l’essentiel.
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