Psychopathologie de la vie politique
Editorial Lettre du Sénat n° 15 (avril-mai-juin 2008)
L’être humain, comme la réalité, est contradictoire. Cohabitent en lui des désirs, des pulsions, des intérêts, des aspirations, non seulement pluriels, mais opposés. Les individus s’y adaptent diversement. Les moyens de défense contre le cahot intérieur vont du tressage des contradictions consciemment assumées en un art de vivre précaire, au va et vient douloureux et épuisant entre des exigences opposées jamais conciliées. La littérature y trouve sa galerie de personnages, la psychologie et la psychanalyse, leurs sujets de thèse.
Inaptes à la conciliation des contraires dans un style de vie original, certains s’en tirent par le cloisonnement strict de leur vie. La main droite ignore ce que fait la main gauche ; le jour oublie ce qui s’est passé la nuit et jusqu’à l’incident fatal, ressort du romanesque, les vies parallèles ne se rencontrent pas. La psychiatrie parle de « dissociation » et la psychanalyse de « clivage ». Ce qui ne peut-être concilié est rangé dans des univers totalement étanches.
Le « clivage » règne aussi sur la vie parlementaire. On y passe d’une question à l’autre, le nez sur le guidon, sans possibilité de jamais les relier même si elles
relèvent d’une problématique commune. Ainsi évite-t-on les questions et les réponses qui risqueraient de fâcher, la manière de poser la question prédéterminant la réponse. Toute mauvaise surprise est évitée.
Ainsi, tous les six mois, au nom de la compassion due aux victimes, prétend-on lutter contre la récidive en aggravant les peines, en complexifiant, durcissant leurs modalités
d’application, simplifiant et accélérant les procédures…et non moins rituellement tous les ans, au nom de la présomption d’innocence, lutter contre les risques d’embastillement
injustifiés. Il ne vient à l’idée de personne que ce sont les deux faces d’un unique problème, qu’en rendant les peines plus lourdes et la justice plus expéditive pour protéger les victimes
potentielles, on augmente la probabilité de l’erreur judiciaire. La récente loi sur la « rétention de sûreté » restera comme un cas d’école (lire en page 3)
Cette loi procède de la logique suivante : il y a des individus qui restent dangereux à leur sortie de prison. Il faut donc les repérer et les soigner avant de les libérer pour éviter qu’ils ne fassent de nouvelles victimes. Imparable, sauf qu’il n’existe aucune
méthode fiable d’évaluation et encore moins de traitement de la dangerosité et accessoirement, en France, pas de budget permettant même d’espérer pouvoir le faire un jour. Qu’importe. La loi « rétention de sûreté » est là non pour régler réellement un problème mais pour signifier qu’on le fait. Elle ne s’adresse pas au cortex, mais à la partie la plus obscure de l’électeur. Qu’elle renvoie à une illusion scientiste et risque de faire plus de dégâts que d’en éviter, n’a aucune espèce d’importance.
Même observation, s’agissant des débats récents sur le pouvoir d’achat (lire en page 8) ou à
propos de la ratification du traité de Lisbonne(voir Lettre précédente)
Impossible pourtant de comprendre l’état calamiteux du pouvoir d’achat des Français en ignorant les politiques économiques et européennes qui en sont responsables. Le carcan idéologique et institutionnel européen a été le moyen d’imposer aux Français une politique de « désinflation compétitive » qui signifie chômage et paupérisation. Valider le « traité
simplifié », c’est peut-être étendre le champ des décisions prises à la majorité qualifiée et donner un début de droit de regard des parlements nationaux sur les projets bruxellois, mais aussi confirmer la totale liberté des bureaucrates de la BCE d’imposer une
politique monétaire et économique déflationniste et la prolongation du purgatoire de la consommation qui en découle.
De cela cependant, il ne faut pas parler. La discussion sur le pouvoir d’achat se limitera donc à l’analyse de la perception (erronée évidemment) par le consommateur de l’inflation « réelle », « scientifiquement » mesurée par l’INSEE. à l’examen de la taille des caddys dans les supermarchés, à la meilleure manière de dépenser ses économies ou de renoncer à ses congés, quand ce n’est pas à assurer la promotion de la grande distribution.
L’essentiel est oublié : la modification structurelle de la répartition de la valeur ajoutée au détriment des actifs, les salariés en particulier, ce dernier quart de siècle. Si la clé de répartition de 1982 avait été maintenue, les actifs bénéficieraient aujourd’hui de quelque 180 milliards d’euros de pouvoir d’achat supplémentaire ! Ce qui rend insignifiants les débats sur les cautions locatives, l’ouverture des commerces le dimanche ou le « rachat » de RTT !
Fragmenter les problèmes au lieu de les saisir dans leur globalité, focaliser l’attention sur leurs aspects les moins essentiels, corseter la réflexion dans une logique de faux bon sens, telle est la technique la plus couramment employée pour neutraliser le débat
parlementaire et endormir l’opinion bien préparée au sommeil par les médias. |